La naissance de l’agent littéraire (3/3)

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Le temps postcolonial : nouveaux horizons littéraires et enjeux éditoriaux

Les décennies 1980 et 1990 voient le champ littéraire s’étendre avec de nouvelles perspectives de forums linguistiques, de programmes universitaires, et des services de droits étrangers y affinent leur travail, favorisant de nouvelles traductions des œuvres.

C’est le temps postcolonial d’Edward Saïd et de VY Mudimbe qui prend sa place, celui du Nobel de Soyinka et d’une généralisation de la collaboration entre agents littéraires anglo-saxons et écrivains africains anglophones. Les années 1980, c’est aussi ce que Schiffrin (le fils, André) observe comme un tournant de la capitalisation éditoriale avec l’essor d’une nouvelle donne économique : l’âge de la concentration. Toujours plus de livres, une concentration exponentielle, des tirages de moins en moins conséquents et un effet long tail qui s’estompe progressivement et influe fortement sur la distribution. Pour résumer : les livres vivent de moins en moins longtemps avec un turn over croissant, et sont de plus en plus nombreux au sein d’un marché dont l’économie générale est capitalisée par de moins en moins d’acteurs.

L’édition indépendante et sa diversité littéraire incarnée par des maisons comme Présence Africaine doit trouver son chemin dans ce monde économiquement fragile, désormais plus polarisé économiquement que politiquement. Quid de l’édition sur le continent africain ?

Ce que l’on pourrait appeler la période contemporaine -les 30 dernières années- est à ce sujet le théâtre d’un vaste chassé-croisé. Citons pêle-mêle : la distribution avec le projet révolutionnaire de l’African Books Collective (tout d’abord en partie financé par la coopération suédoise puis indépendant), la formation avec le Centre Africain de Formation à l’Edition et à la Distribution (CAFED, financé par l’institution francophone), les expériences associatives telles que Afrilivres (financé institutionnellement), ou d’autres projets de diffusion indépendants comme l’Oiseau Indigo, sans oublier les dynamiques altermondialistes en réaction aux phénomènes de concentration et de surproduction qui défendent la bibliodiversité et le développement de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants à partir de Paris. Il sera aussi question de l’African Publishers Network, du Bellagio Publishing Network, et d’autres projets fédérateurs à l’histoire plus ou moins heureuse.

La question des droits : une frontière entre espace francophone et anglophone

Dans un cadre aussi divers, il est intéressant d’observer que le marché international de la littérature demeure assez compartimenté avec, du côté africain francophone, une grande place de l’édition de jeunesse qui touche directement aux enjeux du développement et d’alphabétisation et du côté anglophone, une plus grande diversification, avec l’essor d’éditeurs comme Cassava Republic, Parresia, Paivapo ou Narrative Landscape, qui imposent des marques littéraires prestigieuses à l’international, suivant les traces d’un Joseph Okpaku et de ses Third Press. Surtout, ces éditeurs se dotent de services de droits étrangers et d’une présence évidente sur les foires du livre au Nord. Ils traduisent et font traduire, mobilisent et imposent une exigence littéraire et esthétique. En ceci, l’article de Sarah Ladipo Manyika publié en 2016 « Pourquoi ai-je choisi un éditeur africain plutôt qu’un éditeur occidental », autant que l’acquisition des droits africains de Chimamanda Ngozi Adichie par les éditions nigérianes Farafina puis Narrative Landscape éclairent des tournants et alternatives qui rejoignent la prise de position d’un écrivain comme Chinua Achebe, prise en 1973 à Ife Ife :

Writers, especially established writers, have a responsibility to support an indigenous publisher who displays the necessary qualities of intellect, creativity and organisation, for it is ultimately in the interests of the writer that such a publisher exists. He should be prepared to gamble on the chances of such a publisher –at least once.

Les écrivains, tout spécialement les écrivains à succès, ont la responsabilité de soutenir un éditeur local lorsque ce dernier fait preuve des qualités intellectuelles attendues, de créativité et de professionnalisme, car il est au final dans l’intérêt de l’écrivain qu’un tel éditeur existe. Il devrait être prêt à parier sur les chances de cet éditeur, au moins une fois.

Du côté francophone encore, la question des droits se décline en règle générale autrement. La France demeure en effet terriblement centralisatrice, avec une pratique de cession de droits mondiaux en français presque générale, et les projets de cessions de droits Nord-Sud (et notamment les belles collections solidaires coordonnées par l’Alliance Internationale des Editeurs Indépendants) représentent les principaux modèles observables. D’Actes Sud à Gallimard, en passant par le Serpent à Plumes, Zulma ou Philippe Rey, une multitude d’éditeurs talentueux concentrent une majorité de grands noms en langue française.

Des contre-exemples comme Amalion au Sénégal, l’Atelier des Nomades sur l’Île Maurice, ou Mémoire d’Encrier au Québec offrent des alternatives non françaises (ou non européennes) et des ouvertures géographiques ou linguistiques, tout en demeurant relativement clairsemés. Les nombreux éditeurs qui se développent en Afrique francophone depuis les années 1990 n’accèdent que peu au marché international, et essentiellement à travers un prisme parisien ou genevois lorsque présents au Nord. Quelques programmes d’invitation prennent place, notamment à Francfort, sans pour autant réellement ouvrir un champ large et stable pour ces éditeurs, aussi talentueux soient-ils (pensons à Vallesse en Côte d’Ivoire, Tombouctou au Mali, Graines de Pensées au Togo). Surtout, nous parlons-là des éditeurs d’Afrique subsaharienne, lorsque du côté de l’Afrique du Nord, on observe des essors plus spectaculaires : Elyzad, En Toutes Lettres, Barzakh, Le Fennec, Apic, etc. On retrouve là des frontières structurelles entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne qui restent intrigantes, au 21ème siècle.

De nouveaux enjeux et horizons

A travers ce panorama, il est question de se situer dans une histoire importante, et d’y rappeler la place (et le rôle) des agents dans cette dernière : en effet, l’espace francophone si centralisé soit-il, voit se développer au cours des mêmes 30 dernières années -essentiellement en France- des agences littéraires représentant des auteurs de langue française. De la fin des années 1980 à aujourd’hui : François Samuelson, Susanna Lea Associates, l’Agence Astier-Pécher, Anna Jarota, Books and More, So Far so Good (SFSG), etc., participent de manière croissante au paysage des lettres françaises et francophones, dans un monde éditorial de plus en plus sous pression, et une croissance déraisonnable du nombre de titres annuels (de 20 000 nouveautés en 1980, la France produit en 2022 quelques 70 000 inédits). Dans ce contexte où les livres ont la vie de plus en plus courte, où la pression est toujours plus importante sur les services de droits et les éditeurs, et où les « rentrées littéraires » se jouent parfois en une ou deux semaines, le travail des agents semble en effet retrouver une place naturelle.

Toutefois, force est de constater qu’en 2022, en dépit d’un renforcement du travail et de la fédération des agents en France, d’un certain nombre de shortlists et de prix à des auteurs français et européens, encore aucun auteur africain directement représenté par une de ces agences n’a obtenu de prix littéraire majeur sur le territoire français. Des récompenses se multiplient cependant à l’international (et à travers l’espace francophone), en particulier pour des ouvrages édités ou coédités sur plusieurs territoires simultanément, signes d’une heureuse décentralisation en chemin.

De plus en plus d’éditeurs indépendants travaillent pour leur part avec des agences littéraires et confient leurs droits étrangers à ces derniers (Philippe Rey, Les éditions des Femmes, Zoé, Elyzad, etc.). Il est par ailleurs à saluer le travail singulier de l’Agence Astier-Pécher qui a organisé depuis 2015 à plusieurs reprises un marché des droits « Talentueux Indés » à Bruxelles, Paris et Casablanca : l’occasion d’un programme original qui favorise les échanges professionnels d’éditeurs indépendants de tout l’espace francophone avec des chargés de droits, éditeurs, agents et scouts internationaux.

Avec ces évolutions relativement récentes, une histoire s’écrit à nouveau, et retrouve un cours longtemps interrompu, offrant l’occasion de nouvelles perspectives, et d’un salut par-delà les siècles littéraires au grand pionnier quelque peu oublié, Emile Aucante. De nombreux enjeux et questions subsistent encore : comment favoriser une ouverture des droits internationaux pour une édition de l’espace africain francophone qui ne soit pas à sens unique ? Comment implémenter davantage la donnée multilingue déjà défendue avec force par des noms aussi illustres que Ngũgĩ wa Thiongʼo, Boubacar Boris Diop ou avant eux Okot p’Bitek, et des éditeurs comme Papyrus, Mkuki na Nyota ou EAEP ? Comment contribuer à l’établissement de plus fortes passerelles entre mondes et régions linguistiques ? Comment, au-delà des logiques Nord-Sud, imposer davantage et plus logiquement une territorialisation littéraire des droits comme ceci est normalisé depuis longtemps dans le monde anglo-saxon, afin que les éditeurs africains ne soient plus en bout de chaine ? Comment décentraliser, décompartimenter les lieux de droits et espaces de consécration ? Comment implanter de manière croissante des espaces d’échanges de droits significatifs à travers le continent africain ? Comment imaginer que l’édition du continent soit davantage un réceptacle d’œuvres d’auteurs de toutes origines, à l’image du Prix Goncourt du premier roman récemment obtenu par les éditions tunisiennes Elyzad, et le roman d’une jeune autrice française ? Comment, enfin, contribuer à ce que l’édition du continent africain, à l’image d’Elyzad, trouve meilleure place dans les consécrations internationales, ou dans l’autre sens, que les consécrations tenues sur le continent soient plus visibles internationalement et, ce faisant, prescriptrices de ventes et de cessions de droits ?

De la République mondiale des lettres à… la Capitale mondiale du livre que l’Unesco a cette année établie à Accra : c’est un moment important, pourquoi pas charnière de ce récit. Avant donc que des réponses ne soient apportées à toutes les questions précédentes, il faudra que l’histoire continue de s’écrire collectivement, et l’Agence Littéraire Ægitna a bien l’intention d’y prendre une place de pleins pieds, forte de la confiance de ses partenaires, auteurs et éditeurs.

Relire le passé pour mieux regarder loin devant nous. En guise de point de départ.

Raphaël Thierry


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Cet article est publié en partenariat avec Africultures (www.africultures.com)

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